Les Maîtres de la construction de niche

Avertissement: cet essai fait référence à différentes notions scientifiques, comme la Théorie de l’Évolution, en particulier la Synthèse Étendue de l’Évolution (Extended Evolutionary Synthesis), qui ne sont pas traitées ici. Le lecteur intéressé par ces sujets pourra trouver des informations détaillées sur Wikipedia ou, mieux encore, dans des articles scientifiques dont de nombreux sont disponibles sur Internet, notamment sur le site PubMed (pour spécialistes maîtrisant la langue Anglaise).

La construction de niche

Dans le cadre de la Synthèse Étendue de l’Évolution (Extended Evolutionary Synthesis), dernière mouture revue et corrigée de la Théorie de l'Evolution, la construction de niche joue un rôle considéré par certains scientifiques comme loin d'être négligeable. Mais tout d'abord: de quoi s'agit-il?.

La construction de niche est le processus par lequel le fonctionnement des organismes vivants, leurs activités et leurs choix modifient ou stabilisent certains états environnementaux, et, ainsi, modifient la sélection naturelle qui agit sur eux-mêmes et sur d'autres espèces.

En effet, les êtres vivants peuvent modifier leur environnement, par exemple :

  • en construisant des nids, des terriers et autres abris;
  • en sélectionnant leur habitat ainsi que leurs ressources alimentaires primordiales;
  • en changeant de localisation (comme lors des migrations);
  • en laissant des «héritages écologiques» à 'destination' des générations futures.
héron au nid

La construction de niche influence également le développement embryonnaire, et constitue un moyen important par lequel des facteurs environnementaux peuvent laisser une empreinte durable sur ce développement.
La notion d'héritage écologique fait référence à l'accumulation de changements environnementaux, comme des modifications du sol, de l'atmosphère ou des océans, menés à bien, par les générations précédentes, grâce à leurs activités de construction de niche, et qui ont une influence sur le développement de leurs descendants.

Il a été montré que la construction de niche peut fortement affecter la dynamique évolutive des êtres vivants d'un grand nombre de façons.

En effet :

  1. Les organismes vivants modifient leur environnement de façon non aléatoire, ce qui impose un biais systématique sur les pressions de sélection dont ils sont à l'origine;
  2. Puisque les êtres vivants modifient l'environnement de leurs descendants, la construction de niche produit une nouvelle forme d'héritage, de type écologique, dont on a montré qu'il pouvait grandement influencer la dynamique de l'évolution;
  3. Des caractères acquis deviennent dans ce cadre évolutivement significatifs de par leur influence environnementale;
  4. La complémentarité entre les organismes vivants et leur environnement (traditionnellement appelée «adaptation») peut être améliorée grâce à la construction de niche (ce qui revient à modifier l'environnement pour s'adapter aux êtres vivants), et pas seulement par la sélection naturelle.

Dans cette perspective, la construction de niche apparaît comme un processus de sélection, très différent de la sélection naturelle (qui, elle, en revient à une reproduction différentielle): en quelque sorte, la construction de niche 'adapte' l'environnement aux organismes. En termes plus techniques, la construction de niche peut être décrite comme une relation homéostatique dynamique et 'évoluable' entre un organisme vivant et son environnement. Ceci nous mène à une notion nouvelle et fondamentale en science, et tout particulièrement en évolution: la causalité réciproque, idée selon laquelle les êtres vivants ne sont pas seulement des produits de l'évolution, mais en sont également la cause.

Organisme étendu, physiologie étendue

Conventionnellement, un organisme vivant est considéré comme une entité discrète par rapport à ses limites dans le temps et dans l'espace. Cette vision des choses est incompatible avec les principes de conservation de masse et d'énergie. La notion d'organisme étendu peut être résumée par le fait que les organismes ne sont pas limités par leur peau, dans le cas des animaux.

L'homéostasie est habituellement définie comme étant la «constance du milieu intérieur»: grâce à de nombreux mécanismes, faisant notamment intervenir des boucles de rétroaction positive ou négative, un certain nombre de variables des organismes vivants sont maintenus à un niveau relativement constant. Par exemple, la température du corps chez les Animaux homéothermes, la teneur en oxygène du sang, la quantité d'eau aux divers niveaux des cellules, tissus et organes, les concentrations en divers ions (sodium, potassium, calcium, chlore, oxydes de fer, etc.), etc. La régulation hormonale intervient souvent, à la fois comme cause et conséquence de l'homéostasie.

entrée de terrier
entrée de terrier

La physiologie décrit comment la matière, l'énergie et l'information passent à travers et entre les êtres vivants, les forces physiques qui permettent ces passages, ainsi que les mécanismes qui les contrôlent et les régulent. Et il n'y a aucune raison que tous ces aspects soient moindrement confinés à l'intérieur des organismes vivants. La physiologie 'interne' d'un organisme peut impliquer un certain degré de physiologie 'externe', d'autant plus que certains changements environnementaux sont eux-mêmes régulés et homéostatiques. Ainsi, il apparaît plus approprié de concevoir les êtres vivants, non pas comme des entités physiologiques incluses dans un environnement physique, mais comme des organismes étendus, consistant en des environnements séparés par des interfaces adaptatives qui contrôlent le flux de matière et d'énergie qui les traversent. D'où la notion de physiologie étendue à l'extérieur des êtres vivants, notamment dans les processus de construction de niche. Ainsi, l'organisme étendu, conjointement avec son environnement construit, s'avère lui-même fréquemment être un système homéostatique intégré.
Considérées de façon conventionnelle, les interfaces adaptatives constituent diverses barrières épithéliales qui interviennent dans la gestion des flux de matière et d'énergie entre l'environnement 'interne' et l'environnement 'externe': l'épithélium intestinal (qui permet le passage des nutriments, issus de la digestion des aliments, de l'intérieur de la cavité de l'intestin jusque dans le sang), l'épithélium des néphrons (glomérule rénal ou corpuscule de Malpighi, tubes proximal, distal et collecteur) dans les reins (qui permettent l'élaboration de l'urine), l'épithélium pulmonaire [ou branchial; qui permet d'assurer les échanges gazeux respiratoires entre l'air (ou l'eau) et le sang] et même la peau. Dans la perspective envisagée par la physiologie étendue, il y a en quelque sorte une internalisation de l'environnement extérieur: l'intérieur des poumons, l'intérieur du tube digestif, l'intérieur du tractus urogénital sont des «prolongements du milieu extérieur à l'intérieur du corps», ce qui est un aspect souvent négligé de la physiologie étendue. Aussi, l’homéostasie doit-elle être maintenue de part et d'autre de ces interfaces adaptatives. Par exemple, l'infrastructure des poumons (la présence des alvéoles pulmonaires, le contrôle de la ventilation, etc.) permet l'internalisation régulée de l'atmosphère de part et d'autre de la paroi alvéolaire à travers laquelle les échanges gazeux respiratoires se déroulent. En d'autres termes, la structure et le fonctionnement des poumons constituent une frontière adaptative qui enveloppe et traite les gaz de l'air à travers la paroi alvéolaire.

écureuil

Ainsi, la construction de niche peut-elle être envisagée comme l'élaboration de nouvelles frontières adaptatives à l'intérieur même d'autres frontières adaptatives préexistantes. C'est l'expression physiologique même de la notion d'organisme étendu. On pourrait même penser, de façon audacieuse, qu'il n'existerait aucune limite extérieure à l'organisme étendu et à la construction de niche, excepté les limites mêmes de la biosphère. Cette idée se retrouve dans les super-colonies d'insectes sociaux, qui peuvent s'étendre sur plusieurs milliers de kilomètres, comme c'est le cas pour la Fourmi d'Argentine (Linepithema humile) en Espagne, en France et en Italie.

Les lombrics et la construction de niche

turricule de lombric

D'un point de vue physiologique, les Lombrics, plus familièrement appelés vers de terre, sont des vers (Annélides) aquatiques d'eau douce: leurs ancêtres étaient, d'ailleurs, des vers (Oligochètes) aquatiques d'eau douce. Toutefois, ces Lombrics vivent en milieu terrestre et aérien et non dans l'eau. S'ils peuvent vivre ainsi dans la terre, c'est qu'ils sont parvenus à restructurer cet environnement particulier pour augmenter sa rétention de l'eau, d'où une meilleure accessibilité à ce liquide vital. En effet, en creusant des tunnels dans la terre, les Lombrics favorisent l'infiltration de l'eau dans le sol. Leurs activités de paillage réduisent la fraction argileuse du sol, ce qui leur rend l'eau du sol plus accessible. Cette restructuration de l'environnement du sol permet la formation d'une nouvelle interface adaptative pour les Lombrics, plus appropriée à leur physiologie essentiellement aquatique. Ces transformations touchent non seulement les Lombrics qui en sont à l'origine, mais également leurs descendants ainsi que toute une myriade d'autres organismes qui habitent dans le sol. Comme ces modifications du sol sont plus durables que la durée de vie des Lombrics, ce processus de construction de niche représente une forme de mémoire héréditaire externe, une sorte d'héritage écologique.

Les Termites, Maîtres de la construction de niche

Termitière (Parc National de Karijini)
Termitière (Parc National de Karijini - Australie)

Les colonies de Termites constructeurs de termitières représentent un second exemple de construction de niche, encore plus spectaculaire que le précédent, en particulier chez les Termites cultivateurs de champignons. Ces Termites construisent un nid souterrain qui abrite la colonie. Les ouvriers récupèrent du matériel végétal ligneux sur un territoire protégé et défendu qui peut s'étendre jusqu'à 70 mètres de la colonie: ils ramènent alors ce fourrage macéré dans le nid. Un processus de compostage est alors assuré par un champignon symbiotique cultivé par les Termites sur des structures spéciales, des 'peignes à champignons', construits par les ouvriers.
Au-dessus du nid souterrain, les Termites construisent un monticule massif, haut de plusieurs mètres et pénétré d'un complexe réseau de tunnels dont l’extrémité se trouve au niveau de la surface finement poreuse du monticule. Une telle termitière est une structure dynamique: elle perd quelque 250 kg de terre sèche par an à cause de l'érosion, remplacée par les Termites qui déposent de la terre humide à sa surface. Ainsi, la termitière est-elle une structure adaptative, qui peut changer au cours du temps, par l'entremise des colonies de Termites qui décident des agencements et des quantités des dépôts de terre.
Cela fait de la termitière et de ses structures associées une interface adaptative entre le super-organisme représenté par la colonie et son environnement extérieur beaucoup plus vaste. Elle est impliquée dans la gestion des flux de matière et d'énergie concernant au moins deux aspects de l'environnement du nid: l'équilibre hydrique et les concentrations en gaz respiratoires, notamment l'humidité ambiante. En ce qui concerne l'eau, pas moins de deux mécanismes interviennent pour en réguler la quantité: les peignes à champignon, en jouant le rôle de capteurs d'humidité, amortissent les variations d'humidité sur le court terme (ces peignes peuvent stocker environ 50 litres d'eau au total): ils absorbent la vapeur d'eau quand l'humidité dépasse 80 % et, au contraire, libèrent de la vapeur d'eau quand l'humidité est inférieure à 80%. Il en résulte une régulation de l'humidité aux alentours de 80%, même si les flux d'eau entre l'environnement et le nid peuvent, eux, varier fortement.
D'autre part, la stabilité du taux d'humidité sur le long terme est assurée par le transport d'eau par les Termites eux-mêmes. En effet, les Termites vivent dans des milieux présentant de fortes variations saisonnières: des étés très humides avec des précipitations torrentielles alternant avec des hivers très secs. Durant l'hiver, les Termites exploitent l'eau de nappes perchées sous la surface et la transportent dans le nid, soit sous forme imbibée dans leur abdomen, soit sous forme de gros morceaux de terre humide. Au cours de l'été, les Termites transportent l'eau en excès du nid vers le monticule sous forme de terre humide. C'est d'ailleurs ainsi que la termitière est initialement construite, ce qui met en évidence le fait que l'équilibre hydrique du nid s'étend bien au-delà, jusque dans la construction dynamique de la termitière.
Les termitières sont également concernées par d'autres régulations tout aussi essentielles. Au départ, la construction répond à un impératif hydrique, mais elle est ensuite largement modifiée, en particulier pour répondre à une autre obligation: la maintien d'une atmosphère stable, notamment au niveau de la quantité de dioxyde de carbone. En effet, la termitière est en contact avec l'air ambiant, qui est sujet à des perturbations et des turbulences: la termitière est ainsi remodelée pour filtrer l'énergie du vent, qui est captée pour activer les échanges gazeux respiratoires de la colonie. Ainsi, la termitière agit-elle véritablement comme un 'poumon' actionné par le vent.
Ces différents aspects présentent des implications évolutives. En effet, la régulation hydrique et gazeuse mène à la neutralisation des pressions de sélection exercées par l'environnement sur les Termites. Le fait que certains Termites puissent habiter des milieux beaucoup plus secs et plus chauds que d'autres est dû à leur aptitude, leur maîtrise dans la construction de niche. Tant que de l'eau souterraine est disponible, ces Termites peuvent mettre en place un sous-environnement humide et stable, intégré dans un environnement extérieur très sec. Cet état de fait modifie la sélection naturelle: là où d'autres organismes se seraient adaptés par l'évolution de certains de leurs organes internes pour qu'ils puissent gérer le manque d'eau, les Termites ont acquis la possibilité de construire un environnement dans lequel l'eau est plus abondante.

Conclusion

Ainsi, l'on prend conscience que des niches écologiques et des environnements peuvent exister à l'intérieur même des organismes vivants, et que des processus physiologiques peuvent se dérouler même à l'extérieur de ces organismes. Ces derniers, ou leurs constituants (organes, cellules) élaborent activement de nouvelles interfaces environnementales grâce à des processus physiologiques qui permettent ensuite des réactions adaptatives. Cet ensemble d'opérations peut alors influencer, orienter le rôle de la sélection naturelle, que ce soit «de l'intérieur» ou «de l'extérieur». Ces constructions d'environnements internes et externes ne sont pas forcément séparées: les symbiotes, par exemple, construisent des environnements internes pour leurs hôtes et des environnements externes pour eux-mêmes. Toutes ces considérations suggèrent que ces processus physiologiques internes ou externes doivent jouer un rôle évolutif déterminant. C'est ainsi que la Synthèse Étendue de l’Évolution devrait mener à une vision intégrée de l'évolution, de l'écologie et de la physiologie.

"Plusieurs qualités, en physiologie, peuvent constituer une défectuosité, comme plusieurs défauts peuvent produire une sorte de beauté, celle surtout qu'on appelle la physionomie."
Alexandre Dumas, Ingénue, Le dîner de Rétif

Article écrit par David EspessetChercheur indépendant en philosophie des sciences, épistémologie et évolution non darwinienne.