Le destin des libellules : La vie des demoiselles et libellules

Paysage de rivière

Demoiselles au bord de l’eau

C’est l’été. Au cœur de la campagne verdoyante, inondée de soleil, une petite rivière roucoule entre les galets. Sur les berges, des plantes vertes, qui vivent littéralement les pieds dans l’eau, étendent leurs feuilles au-dessus de l’onde claire. Là, aux aguets sur ces perchoirs providentiels, des Insectes aux longues ailes transparentes chassent à l’affût de petites Mouches ou autres bestioles imprudentes: ce sont des Libellules, fugaces, rapides comme l’éclair. Elles sont nombreuses ces prédatrices, de tailles et de couleurs variées: certaines, petites, graciles, d’un vert vif ou d’un bleu clair ou profond, rabattent au repos leurs ailes le long de leur fin abdomen: ce sont des Demoiselles, encore appelées Agrions; d’autres, plus grosses, plus grandes, plus puissantes, au vol rapide grâce à de larges ailes, qu’elles ne peuvent replier le long de leur corps aux couleurs très diverses: ce sont des Libellules proprement dites.

Demoiselles et Libellules volent au-dessus de l’eau, se posent sur des rochers émergés, chassent, s’accouplent, pondent. Comme beaucoup d’Animaux du même genre, elles ont une vie très active.

Orthétrum brun mâle - Orthetrum brunneum
Orthétrum brun mâle - Orthetrum brunneum

Une nature cruelle ?

Les semaines, les mois passent. Les journées raccourcissent, les nuits se font plus fraîches. L’automne s’installe, avec ses teintes d’ocres et ses camaïeux de jaunes. Aux abords de notre petite rivière, les Demoiselles et les Libellules se font peu à peu plus rares… jusqu’à ce qu’il n’y en ait finalement plus du tout, car ces petits êtres fragiles ne résistent pas à la mauvaise saison et meurent de froid ! Cela signifierait-il la fin des Demoiselles et des Libellules?...

Soyons patients, car Dame Nature nous réserve souvent bien des surprises. Et en effet… À l’hiver, au froid, à la neige, aux longues nuits glacées, succède le printemps et le renouveau de la nature. Et que voit-on alors voleter près de notre petite rivière, quelque peu grossie par la fonte des neiges? Des Demoiselles et des Libellules! Seraient-ce les mêmes que celles de l’année dernière? Sur ce point, il nous faut être précis: ce ne peuvent être les mêmes individus, car nous avons vu qu’ils étaient morts au cours de l’automne; par contre, il s’agit d’individus des mêmes espèces d’Agrion et de Libellule que ceux de l’année précédente!
Dès lors, on peut légitimement se poser la question: comment des Libellules qui sont mortes peuvent-elles réapparaître quelques mois plus tard?

Libellule de face

Génération spontanée ?

Lorsqu’on cherche une explication à ce genre de question, on émet souvent des réponses vagues, du genre: «elles sont ‘revenues’ parce que c’était le moment», ou bien, «c’est le printemps, la nature renaît», ou bien encore, «il y a tout ce qu’il faut dans la nature pour qu’elles réapparaissent»… Certes, mais tout cela fait drôlement penser à ce que certains scientifiques, jusqu’au XIXe siècle (!), appelaient la «génération spontanée». De quoi s’agit-il?...

À cette époque, lorsque, dans une vieille caisse de bois, contenant de la paille, de vieux chiffons laissés à l’abandon dans une cave, une grange, on voyait, quelque temps plus tard, gambader des Souris, on l’affirmait haut et fort: ces petits Rongeurs étaient apparus «spontanément» (sans ascendants ni parents!), uniquement à partir de la paille et des morceaux de tissu déchirés!! Et la théorie de la «génération spontanée», synthétisée par Aristote (philosophe grec de l’époque antique, 384-322 av. J.C.) et soutenue par des personnalités aussi prestigieuses que René Descartes (illustre philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650), Jean-Baptiste de Lamarck (naturaliste français, 1744-1829) et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (naturaliste français, 1772-1844), fut, pendant longtemps, une théorie scientifique très sérieuse! Ce n’est qu’après les travaux rigoureux de Louis Pasteur (célébrissime scientifique français, 1822-1895) que cette théorie fut définitivement rejetée par l’Académie des Sciences.
Aujourd’hui, cette idée n’a plus aucun crédit scientifique: on sait bien que, pour que de nouvelles Souris apparaissent, il faut que des Souris femelles et des Souris mâles se soient rencontrées, se soient accouplées et que les femelles aient mis bas. Bref, il faut que les Souris se soient reproduites.

Accouplement d'Agrions de Mercure (Coenagrion mercuriale)
Accouplement d'Agrions de Mercure - Coenagrion mercuriale

Reproduction et formes de vie des Libellules et des Agrions

Mais revenons à nos moutons, ou, plutôt, à nos Libellules… Et observons à nouveau, à la belle saison, nos Demoiselles et Libellules près de notre petite rivière campagnarde: parfois, au lieu d’individus séparés, indépendants, on en voit qui vont par deux, même en plein vol, formant de leur corps de curieuses figures en forme de cœur: ce sont des couples! En effet, ces individus sont des adultes: cela signifie qu’ils sont biologiquement aptes à se reproduire. Et la plupart des formes d’Insectes que nous connaissons sont des adultes: Mouches, Abeilles, Guêpes, Moustiques, Taons parmi tant d’autres, sont des individus capables de se reproduire…

Accouplement et ponte

Comme souvent dans la nature, l’une des premières étapes de la reproduction animale – parfois après une période de parades nuptiales – se concrétise par l’accouplement: physiquement uni à la femelle, le mâle transfère ses cellules reproductrices (ses spermatozoïdes) à l’intérieur de l’appareil génital de la femelle, où se trouvent les cellules reproductrices femelles, les ovules; là, ces cellules pourront s’unir (c’est la fécondation) pour former de nouvelles cellules: des cellules-œuf, qui accumulent rapidement, en quelques jours, d’importantes quantités de réserves pour former des œufs (on dit que les Libellules sont des Animaux ovipares). Dès qu’ils sont constitués, la femelle pond ces œufs, sur ou dans des tiges immergées de plantes aquatiques.

Demoiselle pondant ses œufs dans ou sur une tige immergée de plante aquatique
Éclosion et apparition d’une nouvelle forme de vie…

Très vite, en quelques jours ou quelques semaines, ces œufs éclosent, et laissent apparaître des individus particuliers: ce sont des larves. En effet, alors que chez les Mammifères (dont l’Être humain), les Oiseaux, les Reptiles, et beaucoup d’autres, le développement est «direct» (dès l’éclosion ou la naissance, le petit ressemble à l’adulte en miniature et ne se transforme pas), chez d’autres Animaux, le développement est «indirect»: l’éclosion des œufs donne naissance à des individus qui ne ressemblent que peu ou pas du tout à l’adulte, et qui devront se transformer (on parle de «métamorphoses») pour acquérir leur forme définitive: c’est le cas des têtards de Grenouille comme des chenilles de Papillons…

Ces individus «intermédiaires» sont donc des larves. Les larves de Libellules et d’Agrions sont aquatiques: elles vivent et respirent intégralement dans l’eau. Elles sont également carnassières, se nourrissant de petits Animaux aquatiques (petits Poissons, autres larves, etc.). Durant l’hiver, ces larves ont la capacité de résister au froid, en particulier en s’enterrant dans la vase au fond des mares et des cours d’eau. Puis, à la belle saison, elles reprennent une vie plus active. Elles vont ainsi grandir, se développer, subir un certain nombre de mues, bref, vivre, pendant deux à trois années…

libellule posée sur un buisson de la garrigue

Survivre en changeant de forme…

Ainsi, la stratégie mise en œuvre par ces Animaux pour passer l’hiver consiste à… changer de forme: l’adulte ne survit pas, par contre la larve pourra le faire – dans certains cas, ce sont les œufs qui peuvent subsister pendant l’hiver. C’est ainsi que l’on peut expliquer comment des Libellules qui avaient disparu, qui étaient mortes, peuvent à nouveau peupler les berges des mares et des étangs l’année suivante… Une stratégie à rapprocher de celle d’autres animaux pour s’adapter à la mauvaise saison: animaux migrateurs (qui changent de localisation géographique à la mauvaise saison), hibernants (qui «dorment» pendant l’hiver; parfois, cette période de vie ralentie a lieu pendant l’été…) ou qui se «contentent» de changer d’aspect (blanc pelage ou plumage d’hiver). La nature trouve toujours un chemin…

Article écrit par David EspessetChercheur indépendant en philosophie des sciences, épistémologie et évolution non darwinienne.