Êtres vivants ou milieux naturels ? Individus ou écosystèmes ?

Article adapté, simplifié et prolongé à partir d'un chapitre du livre CHRONIQUES DU VIVANT – LES AVENTURES DE LA BIODIVERSITÉ (Éditions Buchet Chastel) de François Letourneux et Nathalie Fontrel :
NOUS SOMMES UN PRÉCIEUX JARDIN

"On a souvent besoin d'un plus petit que soi"
Jean de la Fontaine, «Le lion et le rat»

groupe

Et inversement.
Chacun de nous est un individu de l'espèce Homo sapiens: un individu unique, avec son caractère propre, son libre arbitre, son autonomie; mais les choses sont-elles vraiment aussi simples ? Les apparences peuvent être trompeuses...

En effet, notre corps est constitué de plusieurs dizaines de milliers de milliards de cellules. Mais là où les choses commencent à se compliquer, c'est que la plupart de nos cellules sont elles-mêmes composées d'organismes plus petits, vivant en symbiose depuis tellement longtemps qu'ils sont devenus inséparables. Nous sommes donc faits de nos propres cellules, mais aussi des liens qu'entretiennent à l'intérieur d'elles-mêmes leurs constituants.

Mais nous sommes aussi faits de cellules non humaines. Nous en possédons cent mille milliards, peut-être dix fois plus que nos cellules propres! Ce sont par exemple celles de notre tube digestif: notre «flore» intestinale (on parle plus techniquement de «microbiote» - de 'micro', très petit, et 'bios', la vie): 1,5 à 2 kilogrammes de bactéries appartenant à plusieurs centaines d'espèces différentes... Ces cellules non humaines nous constituent, font partie de nous: nous ne pourrions pas vivre sans elles, ni elles sans nous. C'est en effet grâce à elles que nous sommes capables de digérer correctement nos aliments. Mais elles font bien plus: l'obésité, par exemple, est souvent liée à une biodiversité appauvrie du microbiote: en moyenne, on y trouve presque moitié moins d'espèces chez les personnes obèses que chez celles qui ne le sont pas. On a également trouvé un lien entre la composition du microbiote et le diabète, l'asthme et certaines maladies cardiaques!

Plus surprenant encore. Comme chez les Humains, il existe, chez les Souris, des individus audacieux et imaginatifs, et d'autres plutôt craintifs. Eh bien, lorsque l'on remplace le microbiote de Souris peureuses par celui de Souris aventureuses (on parle de «greffe de microbiote»), leur comportement change aussitôt et elles deviennent audacieuses! Ceci laisse entendre que le microbiote doit être considéré comme un des organes de l'individu qui le porte. Il est capable de déterminer une partie de notre caractère, de notre personnalité.

Acarien des cils
Acarien des cils

De nombreuses vies, à l'intérieur de nous, sont donc étroitement liées à la nôtre. Mais il y a aussi, en surface, celle, foisonnante, de tous les êtres vivants qui habitent notre peau, ses plis et ses recoins: ce sont surtout des bactéries, de quelques centaines par cm2 sur les épaules à plus de deux millions par cm2 dans les replis les plus riches! Contrairement à une idée reçue, ces bactéries ne nous veulent aucun mal: au contraire, non seulement elles décomposent et recyclent nos déchets (sueur, sébum, etc.) que nous produisons (ce qui, il est vrai, contribue largement à l'apparition des odeurs corporelles...), mais, de plus, elles contribuent à nous immuniser contre d'autres micro-organismes beaucoup plus agressifs; nous hébergeons aussi des levures et autres champignons et même souvent, à demeure, un minuscule Acarien qui broute nos peaux mortes autour de nos cils, de nos cheveux ou dans nos narines !

Se laver et nettoyer : oui, mais sans excès !

Douche
Douche

Lorsque nous nous lavons, nous ôtons de notre peau les bactéries responsables de nos odeurs corporelles, mais aussi celles qui nous protègent ! Il apparaît ainsi que, si une hygiène physique régulière est certes indispensable, en revanche, passer son temps à se laver peut se révéler néfaste sur le long terme (sans compter le gaspillage d'eau, d'énergie – électricité ou gaz – pour la chauffer et la surconsommation de savon!). De surcroît, si se laver permet d'éliminer un grand nombre de bactéries de notre peau, il en restera toujours un certain nombre: ces survivantes vont alors s'empresser de se multiplier à toute vitesse, profitant allègrement de l'espace ainsi libéré!

La plupart des bactéries présentes sur les objets de notre entourage quotidien ne sont absolument pas nocives;
Les produits vantés dans nombre de publicités mensongères (pléonasme?) ne tuent pas les bactéries, mais se contentent d'empêcher leur prolifération (en termes plus techniques, ce ne sont pas des 'bactériotoxiques', mais de simples 'bactériostatiques'); mais à quoi bon enlever des bactéries qui ne sont pas gênantes?... De plus, quand on affirme que ces produits permettent de se débarrasser de 99% des bactéries (ce qui, déjà, est faux...), le petit pour cent restant représente encore... des millions de bactéries !
En plus d'être inutiles, ces produits, outre leur coût, se retrouvent, tôt ou tard, dans l'environnement: en les utilisant, nous contribuons donc à polluer autour de nous!

En finir avec les déodorants, anti-transpirants et autres antiperspirants?

L'être humain recherche tout particulièrement à masquer ses odeurs corporelles, d'où l'utilisation massive de produits déodorants, anti-transpirants et antiperspirants, ces derniers étant les plus efficaces. Il n'y a qu'à dénombrer le nombre de messages publicitaires que l'on nos assène quotidiennement à la télévision ou sur internet pour nous inciter à en acheter, ainsi que la taille des rayons des super et hypermarchés uniquement dévolus à ces produits! Sentir bon, oui, mais à quel prix (au sens propre – c'est le cas de le dire... – comme au sens figuré!).

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Rayon déodorant d'une grande surface

Une équipe de chercheurs allemands de l'Université de Tübingen ont découvert, fabriquée dans les glandes sudoripares et présente dans la sueur humaine, une molécule étonnante: il s'agit d'une petite protéine, appelée la dermicidine, qui se retrouve donc à la surface de notre peau. Il s'avère que cette substance développe une action antibactérienne et antifongique! Plus simplement, elle est capable de tuer de nombreuses bactéries pathogènes (colibacilles, bactéries fécales, etc.), ainsi que des champignons: c'est donc, par définition, un nouvel antibiotique, qui interviendrait dans l'action immunitaire innée de la peau. La dermicidine est active en milieu salé et légèrement acide, comme c'est le cas dans la sueur. Elle présente la capacité de traverser la membrane des nombreux germes contre lesquels elle est efficace, ce qui compromet l'intégrité de cette membrane et permet de court-circuiter les mécanismes de résistance que les bactéries peuvent très rapidement mettre en place.

Ce mécanisme d'auto-défense est déjà connu: constamment exposés à des êtres vivants microscopiques, familièrement appelés microbes (bactéries, champignons...), nous luttons activement contre ces 'germes' grâce à ce genre de petites molécules dont le niveau d'efficacité est toutefois plutôt limité: on en a déjà recensé un grand nombre (mille sept cents), parmi lesquelles de nouveaux médicaments potentiels.

Mais alors, quand on s'asperge de déodorant, il est bien possible que cela entrave l'action protectrice de la dermicidine! En effet, en changeant les conditions physico-chimiques dans lesquelles la dermicidine est efficace, l'on risque fortement d'en diminuer l'action, voire de dénaturer la molécule au point de la rendre tout simplement inopérante. Et, encore une fois, l'on s'aperçoit que l'excès d'hygiène pourrait bien nous nuire.

Ainsi, adopter une attitude éco-responsable doit également se retrouver dans nos habitudes quotidiennes concernant l'hygiène !

Des perturbations du système immunitaire

Mais les problèmes liés à un excès d'hygiène et de nettoyage vont encore plus loin. À force de tout nettoyer autour de nous et sur nous-mêmes, il n'est pas impossible que nous soyons en train de perturber le bon fonctionnement de notre propre moyen de protection individuelle contre les maladies: notre système immunitaire. En effet, plus notre système immunitaire est en contact avec des «microbes» de toutes sortes (bactéries, virus, spores diverses et variées, etc.), plus il est efficace, car il possède une «mémoire». Ainsi, à une époque pas si ancienne, on disait souvent qu'un enfant en bas âge qui jouait dans la terre, dans le sable, mettant les mains à la bouche, «fabriquait des anticorps», formule simplifiée pour expliquer qu'en étant en contact avec la saleté, cela stimulait son système immunitaire. Plus récemment, en voulant débarrasser notre milieu de vie de toute saleté, de tout microbe, nous aurions, par là même, altéré le bon fonctionnement de notre système immunitaire, en quelque sorte perturbé face à cet environnement de plus en plus aseptisé – ce qui pourrait être en lien avec la recrudescence d'allergies de toutes sortes (alimentaires, respiratoires, etc.) qui se manifestent de plus en plus souvent et chez un nombre croissant de personnes !

Comme toujours, tout est une question d'équilibre, car le manque d'hygiène peut également nuire !

Des écosystèmes à préserver

Nous qui sommes si fiers de notre indépendance (pour ne pas dire de notre prétendue supériorité), de notre appartenance à une espèce particulièrement «évoluée», nous sommes donc aussi, et peut-être surtout, un milieu naturel, un écosystème à part entière, dont le bon fonctionnement mobilise des formes de vie très diverses, entretenant entre elles et avec nous des relations étroites, essentielles pour notre bonne santé physique et mentale. Chacun de nous est ainsi une petite société d'êtres de vie, un jardin, un paysage. Décidément, tout le vivant est notre famille !

Des associations d'êtres vivants

Cet aspect caché de notre vie se retrouve partout dans la nature, dans ce que l'on appelle le mutualisme (relation mutualiste ou à bénéfice réciproque) et le commensalisme (association d'êtres vivants dans laquelle l'un exploite l'autre sans que cela soit un inconvénient pour le second – à ne pas confondre avec le parasitisme, relation déséquilibrée à bénéfice unilatéral). Ces différentes notions sont à mettre en lien avec celle de coévolution. Les exemples sont innombrables:

Endomycorhize
Endomycorhize
  • Mutualisme entre plantes à fleurs (Angiospermes) et animaux pollinisateurs (Insectes très souvent, comme les Abeilles, mais aussi des Oiseaux, des Chauves-souris;
  • mutualisme entre Termites et micro-organismes (les Termites hébergent des Bactéries dans leur tube digestif, qui leur permettent de digérer la cellulose des végétaux et de la transformer en glucose; d'autre part, des Protozoaires transforment, pour leur part, ce glucose en acides gras; à l'intérieur du tube digestif des Termites, ces micro-organismes trouvent un milieu de vie abrité, humide, relativement chaud et très riche en nutriments),
  • mutualisme entre Ruminants et micro-organismes (Streptocoques, bactéries méthanogènes, mais aussi Protozoaires et Champignons; rôle voisin de celui décrit chez les Termites);
  • mutualisme entre les racines des plantes et des Champignons, sous forme de mycorhizes (les filaments d'un champignon, ou hyphes, colonisent les racines, d'où formation d'une endomycorhize qui améliore la captation d'eau et de sels minéraux dans le sol par la plante; dans certains cas, les filaments mycéliens restent à la surface des racines – ectomycorhize –, les enveloppant d'un manteau qui joue le même rôle que précédemment; en retour, le Champignon bénéficie de la photosynthèse assurée par la plante en présence de lumière, menant à la formation de matière organique riche en énergie (glucides) essentielle à sa survie.
  • mutualisme entre Légumineuses (Pois, Haricot, Lentille, Trèfle, etc.) et bactéries fixatrices de l'azote atmosphérique (Rhizobactéries) concentrées dans des nodosités au niveau des racines: ainsi, cet azote se retrouve fixé dans des composés organiques azotés, comme les protéines, qui bénéficient tout à la fois aux plantes et aux bactéries elles-mêmes.

En ce qui concerne le commensalisme, citons par exemple le Remora qui vit fixé sur certains Requins, se nourrissant, ainsi protégé, des restes des repas de son hôte sans affecter ce dernier. D'une façon similaire, les Balanes, petits Crustacés vivant fixés sur des Baleines, qui les protègent, les transportent et les nourrissent sans être apparemment dérangées. Quant aux plantes dites épiphytes, elles vivent fixées sur d'autres plantes, dont elles se servent comme support pour mieux accéder à la lumière.

Dans cette optique, chaque être vivant apparaît comme un véritable écosystème à part entière, à l'intérieur duquel de nombreux organismes cohabitent et réalisent de nombreux échanges.

Que de richesses et de surprises la Nature nous prodigue-t-elle !

"(…) la beauté esthétique et la beauté fonctionnelle vont souvent de pair. […] ce que nous percevons comme une forme élégante représente également une excellente solution à un problème physique. […] ce (que la nature) peut faire, elle le fait souvent avec une perfection inégalable."
Stephen Jay Gould, Le pouce du panda, 1980.

Article écrit par David EspessetChercheur indépendant en philosophie des sciences, épistémologie et évolution non darwinienne.